Quand vous rentrez chez vous le soir en hiver, longeant à pied les rues désertes de la ville, vous êtes bien content que vos pas soient guidés par l’éclairage public. Le lampadaire est un compagnon nocturne rassurant, et bien pratique pour éviter de faire une cascade à chaque accroc de la surface bitumée du trottoir. Sauf qu’en France, la plupart des municipalités partent vraisemblablement du principe qu’il est indispensable d’allumer, chaque nuit, pendant des heures, l’intégralité du dispositif d’éclairage public.
Sachant que les véhicules – motorisés ou non – doivent légalement disposer de leur propre éclairage, cela revient à éclairer des millions de rues (et parfois routes) pour quelques très rares piétons. Et, vous l’avez déjà sûrement remarqué, les lampadaires et lampes destinés à l’éclairage des rues ne sont pas seuls : l’intérieur, et parfois même aussi l’extérieur de nombreux immeubles tertiaires (les bureaux, les commerces, les bâtiments administratifs, les hôpitaux) et bâtiments industriels reste lui aussi souvent éclairé toute la nuit, ce qui constitue un gaspillage encore plus conséquent. Ajoutez-y les nombreuses enseignes et les affichages publicitaires qui sont eux aussi allumés la plupart du temps toute la nuit, et vous comprendrez qu’il y a là un gisement de progrès technologique, économique et écologique à explorer. Une étude réalisée par TNS Sofres et parue en 2013 confirme d’ailleurs que les Français partagent majoritairement ce point de vue…
Cet éclairage permanent pose ainsi plusieurs problèmes, de consommation, d’effet de serre (via les émissions de CO2 liées à la production de l’énergie électrique nécessaire), de pollution lumineuse, et de gaspillage lié à la non conformité des installations et à un allumage rarement nécessaire.
Une consommation électrique importante
D’après les chiffres les plus récents publiés par l’Association française de l’éclairage (AFE), chiffres qui datent de 2014, l’éclairage public extérieur représente une consommation annuelle de 5,6 TWh. 5,6 térawatts-heure, ça n’a l’air de rien, ou peut-être que ça ne vous parle pas. Donc pour être plus explicite, sachez que cela représente la consommation électrique annuelle moyenne de plus de 1,1 million de foyers français !
Evidemment, il faut relativiser ce chiffre puisque la consommation électrique totale en France a été en 2015 de 476 TWh d’après RTE. L’éclairage public ne représente donc que 1,2 % de la consommation électrique du pays. Mais cela reste un gaspillage considérable, d’autant qu’il représente l’équivalent de 84 000 tonnes de CO2 émises inutilement dans l’atmosphère, si l’on se fonde sur les données fournies par EDF, qui confie des émissions de CO2 de 15 grammes par kWh produit en France.
Même si l’éclairage public ne représente qu’une fraction de la consommation électrique totale à l’échelle du pays, ce n’est pas une raison pour ne pas tenter d’améliorer la situation : les petits ruisseaux font les grandes rivières…
D’autant qu’il y a encore pire que l’éclairage public : l’AFE confie que l’éclairage intérieur des bâtiments tertiaires publics et privés et des collectivités représentait en 2014 un total de 44 TWh ! Alors évidemment, des couloirs d’hôpital éclairés la nuit, ou des lampes de bureau allumées à 17 h en hiver, c’est normal. Mais des sites industriels, des administrations ou des immeubles de bureau entiers qui restent allumés toute la nuit alors que plus personne n’y travaille – hormis un veilleur de nuit, parfois – c’est une hérésie.
Si l’on additionne l’éclairage collectif public et privé (intérieur et extérieur), on arrive à un total de 50 TWh, en sachant que seule une fraction de cette énergie est utilisée pour des besoins réels, et non pour éclairer des locaux, des immeubles ou des rues vides. 50 TWh, cela représente :
• 10,5 % de la consommation électrique annuelle de la France entière
• des émissions équivalentes à 750 000 tonnes de CO2
• ce que consommeraient 3,3 millions de voitures électriques (une Renault Zoé, par exemple) si elles parcouraient chacune 100 000 km.
Le pire dans tout ça, c’est que d’après le Syndicat de l’Éclairage, « 90 % de l’énergie pour l’éclairage est consommée le jour ». Oui, vous avez bien lu. J’aurais aimé en savoir plus, dans la mesure où cette donnée paraît délirante – même si je conçois qu’une usine ou certains bureaux ou commerces (les supermarchés, par exemple) ont besoin d’un éclairage intérieur important, même en plein jour. Il faudrait de fait peut-être repenser la conception des bâtiments pour faire profiter à toute construction, au maximum, de la lumière naturelle.
« La consommation annuelle d’énergie liée à l’éclairage en France est de 56 TWh. L’éclairage représente 19 % de la consommation électrique mondiale et environ 6 % des émissions de gaz à effet de serre » (Syndicat de l’Éclairage)
D’après l’AFE « 80 % des installations sont non conformes ». Le Syndicat de l’Éclairage le formule autrement, et avance que « 80 % des installations dans le tertiaire sont énergivores et obsolètes », mais c’est la même idée. Bon, évidemment, le rôle de ces deux organisation est de mettre en avant les produits d’éclairage et d’aider les professionnels du secteur à vendre, donc je ne les imagine pas clamer « tout est à jour dans l’éclairage en France, ne changez pas de matériel, c’est nickel ! ». Donc, une fois encore, j’aimerais savoir d’où vient ce chiffre, et sur quelle(s) étude(s) ils se basent pour avancer un chiffre aussi important…
La pollution lumineuse liée à l’éclairage
J’habite en banlieue à quelques kilomètres de Paris. La nuit, lorsque le ciel est dégagé, je ne peux observer qu’une fraction des étoiles qu’un habitant de la campagne peut quant à lui facilement discerner. La raison ? La pollution lumineuse ! Car les rues de la ville où je réside sont éclairées par des milliers de lampadaires, même les espaces verts de la résidence sont éclairés par des lampadaires (élégants, cela dit), et j’ai même droit au faisceau tournoyant émis par le sommet de la tour Eiffel, qui se prend pour un phare sur le littoral. Paris, surnommée Ville Lumière, pour ses éclairages aussi nombreux que persistants, pour le romantisme nocturne, c’est chouette, pour tout le reste, beaucoup moins. Même si notre capitale fait des efforts pour ce qui concerne l’origine de son électricité…
La France totalise 9,5 millions de points lumineux. Ou comment transformer, depuis l’espace, un pays en gigantesque guirlande de Noël…
Et c’est dommage, car si je peux facilement discerner les planètes ou (évidemment) la lune à l’œil nu, et plus encore avec ma modeste lunette d’astronome amateur, impossible d’observer les nébuleuses ou certaines constellations, à cause de cette fameuse pollution lumineuse. J’aimerais pouvoir montrer à mes enfants le spectacle fascinant que constitue la voie lactée et les milliers d’étoiles qu’il reste possible d’admirer sans le moindre instrument optique, mais c’est impossible à moins de s’enfuir l’Ile-de-France pour rejoindre un endroit éloigné d’une grande agglomération. Et le problème, c’est que beaucoup de monde est pénalisé par ce phénomène : comme le rappelle cet article du Monde, un tiers de l’humanité est privé de la vision de la voie lactée, à cause de la pollution lumineuse nocturne – la proportion passe d’ailleurs à 60 % pour les Européens. Il suffit de regarder la photo ci-contre, qui montre une vue nocturne de notre continent depuis l’espace, pour saisir instantanément l’ampleur du phénomène.
Evidemment, si vous ne pratiquez pas l’astronomie, même comme un modeste amateur, vous serez peut-être peu sensible à l’éclairage issu des villes. Mais plus généralement, où est le plaisir de traverser une ville la nuit, où de s’y promener, pour se retrouver tous les 10 pas face à des panneaux publicitaires et abribus JC Decaux, ou des enseignes éclairées comme s’il faisait jour ? Evidemment, il reste un argument auquel je suis sensible : la sécurité. Une rue qui n’est pas éclairée, c’est la garantie de réaliser une belle cascade en butant contre un obstacle (au mieux) ou de se faire agresser par un délinquant dont les sombres desseins seraient facilités par la possibilité de se tapir dans l’ombre – plusieurs expérimentations tendent toutefois à montrer que les agressions et la délinquance ne sont pas directement liés à la quantité de l’éclairage urbain.
Le coût délirant de l’éclairage
Les collectivités et les entreprises ne paient pas leur électricité au même tarif que les particuliers, ce qui peut se comprendre au vu des quantités consommées – c’est le principe de l’achat en gros – mais le coût de l’éclairage reste un facteur de dépenses. L’AFE précise ainsi que l’éclairage public représentait, en 2012, un coût annuel supérieur à 9 € par habitant pour les communes qui comptent plus de 500 personnes.
Elle ajoute que pour l’éclairage des bâtiments public et tertiaires, « 5,1 milliards d’euros sont dépensés chaque année pour maintenir des installations non conformes ». Un chiffre si impressionnant qu’il mériterait évidemment quelques détails et explications… que l’AFE ne fournit malheureusement pas. Le Syndicat de l’Éclairage avance de son côté que, pour ce qui concerne l’éclairage public extérieur, « 75 % des luminaires installés ont plus de 25 ans »
A titre d’exemple, voici une estimation du coût de l’éclairage s’il était facturé au plus faible prix accessible aux particuliers (à savoir le tarif heures creuses, à 0,127 € le kWh).
- L’éclairage public extérieur (les lampadaires des rues et routes, essentiellement) représenterait un coût supérieur à 711 millions d’euros…
(pour une consommation annuelle de 5,6 TWh) - L’éclairage total (intérieur et extérieur, bâtiments public et privés) représenterait un coût de 6,35 milliards d’euros !
(pour une consommation annuelle de 50 TWh)
Et il faut évidemment y ajouter le coût d’installation et de maintenance des dispositifs d’éclairage, ainsi que le remplacement des ampoules… Autant dire que l’éclairage, qu’il soit public et extérieur, ou à l’intérieur de tous les bâtiments, coûte une fortune à l’Etat (c’est-à-dire vous, contribuables que vous êtes), mais aussi aux entreprises privées.
En conclusion : une politique d’éclairage à revoir ?
Evidemment, hors de question d’imposer une extinction permanente des éclairages intérieurs et extérieurs. Mais il existe plusieurs solutions pour réduire la consommation, la pollution et le coût liés à l’éclairage en France :
- Eteindre l’éclairage public dans les zones non peuplées et sur les routes et autoroutes. Cela ne poserait à priori aucun problème de sécurité (c’est même plutôt l’inverse, vraisemblablement) pour les véhicules qui les parcourent – à condition évidemment que les véhicules soient dotés d’un éclairage fonctionnel et efficace.
- Systématiser l’usage de capteurs de luminosité pour éviter d’éclairer des rues et des routes alors qu’il fait encore (ou déjà) jour.
- Remplacer les éclairages intérieurs/extérieurs qui utilisent des technologies gourmandes et peu efficaces par des diodes (LED en langage courant, même si en français il faut utiliser l’acronyme DEL, pour diode électro-luminescente). Plus chères, les diodes sont aussi plus durables, et beaucoup moins gourmandes en énergie que les ampoules traditionnelles.
- Imposer l’extinction nocturne des enseignes (pour les commerces et entreprises fermés la nuit) et des publicités/abribus dans toutes les villes. Ou plutôt, faire respecter la loi, car la réglementation l’exige déjà en partie depuis plusieurs années pour une (trop courte) partie de la nuit, et pour la plupart des tailles d’agglomération !
- Développer de nouvelles technologies, comme des lampadaires à LED et dotés d’une batterie alimentée par un panneau photovoltaïque ou une petite éolienne montée sur le mât – des produits de ce type existent déjà, mais il reste à les industrialiser (et à en valider la pertinence sur le plan économique, évidemment).
- Mettre en place des systèmes qui permettent d’éclairer uniquement en fonction des nécessités : capteurs de présence dans les bureaux et entreprises la nuit (et le jour pour les locaux privés de lumière naturelle), et des systèmes permettant aux habitants d’allumer les lampadaires au fur et à mesure de leur progression : un dispositif est ainsi testé depuis 10 ans à Lemgo, puis dans d’autres communes, en Allemagne. Baptisé Dial4Light, il permet aux habitant d’éclairer temporairement leur quartier en composant un numéro de téléphone et en donnant un code chiffré correspondant au quartier.
Quant à ce qui concerne les particuliers, c’est à dire vous et moi, il nous appartient aussi de participer à cet effort en évitant de laisser inutilement des lampes allumées (c’est hélas un de mes travers – en cours de guérison – et je ferais bien d’appliquer mes propres conseils avant de faire la morale au reste du monde, je sais), et en équipant vos sources de lumière par des ampoules basse consommation – pour ma part, je le fais peu à peu, au fur et à mesure des avaries rencontrées sur les éclairages de notre appartement. Même si évidemment l’éclairage est loin d’être la principale source de consommation électrique domestique, ce n’est pas une raison pour négliger ce point. Et souvenez-vous : la seule électricité réellement écologique, c’est celle qu’on ne consomme pas, donc qui n’a pas a être produite…
A bientôt sur Le Curionaute !
(Note : les photos qui illustrent cet article sont issues de Pixabay (licence CC0).