Le nom d’Andreï Tupolev a été rendu célèbre par les avions du même nom, mais Rostislav Alekseïev demeure injustement méconnu. Ce brillant concepteur spécialisé dans la construction navale est à l’origine du concept d’ekranoplan (parfois orthographié ekranoplane en Français). Un ekranoplan, c’est quoi ? C’est un engin qui ressemble à un avion, mais qui évolue sur l’eau comme un bateau. Et ce n’est en fait ni l’un ni l’autre, car il ne flotte pas (sauf à l’arrêt, évidemment), et il ne vole pas non plus réellement : il profite simplement de l’effet de sol pour se maintenir quelques mètres au dessus de la surface des flots une fois sa vitesse de croisière atteinte. Une page Wikipédia assez complète recense de nombreux avions qui volent ainsi grâce à la déportance maintenue par un coussin d’air.
J’admire les Russes pour leur capacité à imaginer des engins complètement délirants, et les ekranoplans en font partie : certains sont gigantesques, et leur principe ingénieux en fait des machines impressionnantes, que j’aimerais pouvoir admirer ailleurs que sur une vidéo. Malheureusement, comme souvent, cette technologie a été avant tout développée dans un but militaire, en pleine guerre froide entre les Etats-Unis et la Russie (les premiers essais remontent au début des années 1960). Une guerre froide qui a mobilisé des milliers d’ingénieurs, des sommes astronomiques, et qui a vu se concrétiser des projets complètement fous. Mais en l’occurence, les Russes auraient mieux fait de consommer en caviar et en vodka les sommes englouties dans la conception, le développement et la réalisation des rares ekranoplans, qui ont finalement peu servi sur le terrain, et dont la fin a été précipitée par les restrictions budgétaires dans les années 1980 – une époque ou la population Russe n’était pas vraiment à la fête…
Reste que l’ekranoplan, ou plutôt les ekranoplans, reste des machines étonnantes, fascinantes, et curieusement méconnues et dépit de leurs performances, de leurs dimensions et de leurs capacités hors normes.
Les 3 Ekranoplans les plus impressionnants :
L’ekranoplan le plus imposant : le KM
Ce géant est plus connu sous le terme de « Caspian Monster », c’est-à-dire le « monstre de la mer Caspienne » en Français. Cet ekranoplan dont le premier vol aurait eu lieu en octobre 1966 – voilà un demi-siècle ! – défie l’entendement : 106 mètres de longueur, un poids qui atteignait 550 tonnes (un Airbus 380 actuel ne peut pas dépasser 575 tonnes au décollage, et 395 tonnes à l’atterrissage), et une vitesse de plus de 500 km/h au-dessus des flots. Cet immense ekranoplan était propulsé par 10 réacteurs (dont deux de part et d’autre de la dérive à l’arrière du fuselage). Le flux des 8 réacteurs installés à l’avant était dirigé sous les immenses ailes lors du décollage pour augmenter la déportance et donc l’effet de sol.
Plus rapide que n’importe quel bateau, doté d’une charge utile supérieure à n’importe quel avion cargo de l’époque, cet ekranoplan aurait sombré en mer en 1980, à priori à cause d’une erreur de pilotage. Il n’en existait qu’un seul exemplaire.
L’ekranoplan le plus dingue : le LUN
Près de 400 tonnes en ordre de marche (le poids maximum d’un Boeing 747 au décollage varie entre 335 et 450 tonnes !), près de 75 mètres de longueur, plus de 500 km/h en pointe grâce à 8 moteurs : c’est du moins ce qu’annoncent les fiches techniques parsemées sur internet, aucune information officielle n’étant disponible sur cet ekranoplan. Allez démêler le fantasme du fait technique précis… Comme vous le constaterez en l’observant, le LUN était conçu pour anéantir les navires ennemis grâce à ses 6 batteries de missiles embarqués, plutôt que pour transporter du matériel ou des hommes. Le seul exemplaire produit, qui aurait servi de 1987 à la fin des années 1990, repose aujourd’hui dans le port de Kaspiisk, à une centaine de kilomètres au Nord de la frontière avec l’Azerbaïdjan. Vous pouvez même l’observer depuis le ciel dans son environnement grâce à Google Maps. Un internaute a également partagé en 2009 des dizaines de photos faites sur place. Il a même réaussi à faire des photos à l’intérieur de l’ekranoplan. Elle témoignent de la démesure de cet ekranoplan… et de son état préoccupant, même s’il a été sorti de l’eau et que des protections ont été mises en place. Dommage qu’aucun musée n’ai décidé de tenter le présenter au public, en Russie ou ailleurs.
Un document vidéo en ligne le présente en pleine action sur l’eau. Diable d’engin :
L’ekranoplan le plus polyvalent : l’A-90 Orlyonok
Mis en service à la fin des années 1970 et actif jusqu’au milieu des années 1990, l’A-90 « Aiglon » (Orlyonok en russe) est un ekranoplan moins imposant et moins impressionnant que ses deux congénères précités, mais il est le seul du trio a être (plus ou moins) amphibie : doté de roues, il est aussi capable d’évoluer sur la terre ferme, par exemple pour rejoindre un hangar de stockage ou pour charger des hommes (jusqu’à 150 soldats) ou des véhicules grâce à son nez pivotant. Il dispose de trois moteurs : deux réacteurs placés sur le fuselage, qui créent un renflement visible sous la cabine de pilotage, sont utilisés pour le décollage. En croisière, un turbopropulseur muni de deux hélices, installé au sommet de la dérive à l’arrière de l’ekranoplan, prend le relais. Seul quatre exemplaires ont été utilisés – sans compter le prototype de développement – alors que le programme initial en prévoyait plus d’une centaine. Deux d’entre eux ont vu leur carrière prendre fin prématurément dans un accident, et l’un de ces quatre exemplaires est conservé au Musée de la marine à Moscou, en Russie. Très précise, la fiche Wikipédia consacrée à cet ekranoplan vous en apprendra plus sur ces caractéristiques techniques.
La vidéo ci-dessous montre très clairement les roues qui permettent à cet ekranoplan d’évoluer sur une piste en dur, ainsi que son nez amovible en action.
Je ne peux m’empêcher de penser qu’utiliser un ekranoplan de ce type pour un usage civil, par exemple pour traverser la Manche ou la Méditerranée, ne manquerait pas de panache. Mais un avion va plus vite, sur de plus longues distances et sans être limité aux seules voies maritimes. Quant aux bateaux, s’ils sont plus lents, leur coût d’exploitation doit être considérablement inférieur, et s’il s’agit de traverser une mer très fréquentée, il est plus aisé d’éviter les obstacles et les autres engins navigants avec un bateau qui circule à 10 noeuds qu’avec un énorme ekranoplan lancé à 500 km/h…
Le concept n’a toutefois pas complètement disparu des radars, comme en témoigne l’exemple suivant :
L’ékranoplan le plus moderne : le Boeing Pelican Ultra
Les Russes ne sont pas les seuls à avoir mis au point des ekranoplans, même s’il faut leur reconnaître la paternité de l’idée. En 2003, Boeing a présenté le Pelican Ultra, un ekranoplan de plus de 120 mètres de long, avec une envergure supérieure à 150 mètres et capable de transporter près de 1400 tonnes de charge sur 18 500 kilomètres – c’est presque la moitié du globe terrestre ! Il serait en outre capable de voler jusqu’à 6000 mètres d’altitude, mais avec un impact très défavorable sur son autonomie. A la différence des ekranoplans Russe, cet ekranoplan américain est terrestre : il est conçu pour décoller depuis une piste classique (38 trains d’atterrissage !), pour ensuite profiter de l’effet de sol au-dessus des mers et océans – ou, dans l’absolu, de toute autre surface plane. Autre différences, alors que les ekranoplan sont bien réels (du moins pour les ekranoplans qui n’ont pas été détruits…), le concept de Boeing n’est que virtuel. Pour l’instant…
Pour finir, un autre engin encore plus étrange mérite le détour : le Bartini Beriev VVA-14. Ce n’est pas un ekranoplan, puisqu’il était réellement capable de voler à haute altitude. Mais cet avion amphibie pouvait aussi voler à très basse altitude grâce à l’effet de sol. Il partage donc certains caractéristiques avec un ekranoplan. L’unique prototype survivant est conservé en plein air dans un musée de l’aviation, mais il en manque une grande partie et comme en témoignent les photos disponibles, il est hélas dans un état assez lamentable…
D’autres ekranoplans ont tout de même existé, certains sont d’ailleurs très récents. Conçus en Russie, en Europe ou en Asie, ils sont destinés à un usage civil, et leur taille modeste ne leur permet pas d’embarquer plus d’une dizaine de passagers. Ils sont sûrement utiles, pertinents et bien conçus, mais j’avais envie de réserver cet article aux énormes ekranoplans russes, qui demeurent aussi spectaculaires que méconnus.
A bientôt sur Le Curionaute !